Appel à communications

Épistémologie de l’analyse musicale :
Quelles théories, quelles méthodes, pour quelles musiques dans quels contextes disciplinaires et culturels ?

La globalisation culturelle conduit à une interconnexion des personnes, des pensées et des productions culturelles, y compris musicales, comme jamais auparavant. Cette interconnexion, favorisée par le numérique, nous fait prendre la mesure de l’étendue du spectre des musiques passées et actuelles à travers le monde. En particulier, elle force l’analyse musicale – et toute la musicologie – à s’ouvrir pour les comprendre tant de l’intérieur qu’en lien avec leur environnement socio-culturel, intellectuel et historique.

Ce faisant, l’analyse se trouve devant un dilemme. Soit concevoir des méthodes, outils et concepts globaux, mais qui courent le risque de ne pas répondre systématiquement aux besoins spécifiques des musiques et de leurs problématiques. Soit développer des approches locales qui satisfont à des exigences spécifiques et situées, mais qui empêchent une nécessaire mise en relation des répertoires et questionnements à l’heure d’une musicologie de plus en plus interconnectée.

Ce colloque se fixe pour objectif d’identifier des voies possibles pour sortir de ce dilemme. En s’interrogeant sur les musiques considérées tant dans leur diversité que dans leur unité et en procédant à un état des lieux des théories, méthodes, discours et pratiques analytiques, selon les contextes disciplinaires et culturels, il s’agira de discerner des trajectoires analytiques qui articulent le global et le local dans un édifice intellectuel partagé et unifié.

L’analyse et la musicologie

Si le changement de statut de l’analyse musicale au cours du XXe siècle affecte peu l’édifice de la systematische et de l’historische Musikwissenschaft allemandes (Adler 1885), il constitue un vecteur important pour la transformation de la musicologie francophone. S’adossant à la sémiologie et à la linguistique, l’analyse façonne durablement la discipline dans les pays francophones et stimule dès le début des années 1990 le développement de la musicologie numérique (Guillotel-Nothmann 2020, p. 48). Aux États-Unis, la music theory a débouché sur des approches hautement formalisées, largement dissociées de la musicology (historique). Cette coupure s’est exposée à la critique de la new musicology qui s’ouvre aux thématiques de la déconstruction, des études de genre ou des études culturelles, sans pour autant apporter de clef à l’édification d’un édifice intellectuel qui articulerait l’analyse avec ces champs thématiques (Agawu 2004, p. 268-270 et 279-280).  Le programme d’une musicologie générale, tel que formulé par Molino (1975) et Nattiez (1987, 2007, 2010), voit dans la sémiologie tripartite et son application par l’analyse un cadre propice à l’instauration d’une « discipline à la fois systématique, historique et anthropologique, capable d’intégrer la musique et son contexte, les variables et les constantes de son évolution » (Molino 1990). Ce programme laisse toutefois ouvertes de nombreuses questions qui concernent la construction de l’objet d’étude (Delalande 2019) ; l’application de principes, modèles et méthodes identiques à toutes les musiques ; enfin la pertinence d’une démarche qui se situe au niveau des traits généraux, voire universaux, pour mettre à jour les fonctionnements spécifiques aux répertoires individuels. 

  • Les implications sémiotiques, esthétiques, historiques, socio-culturelles, pédagogiques ou historiographiques rendent-elles l’analyse et la théorie dépendantes de ces disciplines connexes ?
  • Comment les expériences faites à partir de répertoires, de problématiques et de besoins variés peuvent-elles contribuer au projet de la musicologie générale ?

L’analyse, ses méthodes et ses discours

L’analyse met en application des modèles et des abstractions qui sont le résultat de présupposés sur l’organisation de la musique et son rapport au monde. Questionner le fonctionnement idéologique de l’analyse musicale ne se limite pas à identifier des présupposés philosophiques, mais conduit à une réflexion sur les objets, les types d’énonciation, les concepts et les fondements théoriques qui sous-tendent cette activité. On a pu questionner les conditions de vérité des modèles théoriques et des résultats analytiques produits. L’analyse s’est interrogée aussi sur le type de discours à mener sur l’œuvre. Ce questionnement a souvent pris une forme sémiotique structurale, aboutissant à une discrétisation (et à une segmentation) de l’œuvre. Mais une autre approche privilégie au contraire le processus transformationnel, qui cherche à comprendre l’œuvre non pas comme une collection d’objets interconnectés, mais comme le résultat (hiérarchisé) d’une série d’opérations de transformation. Cette section s’interroge sur le principe même de l’analyse en tant qu’approche particulière d’un phénomène universel : la musique.

  • Où se situent les activités analytiques et les modèles qui les sous-tendent sur l’axe qui relie la pratique discursive, le savoir et la science ?
  • Quels sont les présupposés (scientifiques) des approches analytiques ?
  • Quelles sont les conditions de vérité des modèles théoriques et des résultats analytiques produits ? Dans quelle mesure ces conditions de vérité font-elles l’objet de discussions et sont-elles identifiées par les méthodes dans le cadre d’une démarche autoréflexive ?
  • À quand, et sous quelle condition, une analyse collaborative, ouverte, en mouvement ?

L’analyse selon les cultures

La coexistence d’une pluralité de discours sur une diversité de systèmes musicaux relevant d’une multiplicité de contextes culturels et historiques place les analystes et théoriciens devant le défi de devoir articuler différents systèmes de représentation sans pour autant pouvoir s’affranchir pleinement de leurs propres perspectives analytiques.

La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ont vu émerger des approches théoriques et analytiques intégratives et transversales qui ont forgé des outils et qui ont produit des discours analytiques reposant sur des connaissances à la fois locales et globales : convergences des grammaires modales entre musicologie médiéviste et musicologie orientaliste et élaboration d’une ethnomusicologie résolument analytique (Picard 2007, Labussière 2007, Abou Mrad 2016, Wright 2016). Ceci a permis une mise en synergie avec des démarches musicologiques analytiques formulées en Tunisie, au Liban, en Iran, en Inde, en Chine, etc., en lien avec des legs théoriques régionaux plus que millénaires.

Cette section a pour objectif d’identifier le statut de l’analyse et de la théorie selon les contextes culturels et historiques dans l’optique d’identifier des paradigmes disciplinaires qui se prêtent à des approches transversales.

  • Comment la prise en compte de théories locales peut-elle évoluer vers une approche qui dépasse l’idéologie de la différence et l’opposition entre connaissances locales et connaissances globales ?
  • Qui est juge pour valider des interprétations de systèmes théoriques de différentes cultures ?
  • Comment articuler entre elles les traditions analytiques de différentes cultures dans un ensemble disciplinaire cohérent ?

L’analyse et les théories

L’analyse repose toujours sur une théorie, explicite ou implicite, consciente ou inconsciente. La théorie précède l’analyse, parce que celle-ci se fonde sur elle. Pas plus que la théorie elle-même, l’analyse ne peut être inductive : ni l’une ni l’autre ne peuvent être déduites d’une simple observation des faits. Toute théorie part nécessairement d’une ou de plusieurs hypothèse(s), d’axiomes : elle est hypothético-déductive, ou abductive, et l’analyse repose indirectement sur ces mêmes hypothèses.

Contrairement aux sciences « normales » qui portent sur la « résolution d'énigmes », les sciences humaines et sociales sont censées s’inscrire dans une tradition « d’affirmations, de réfutations et de débats sur des questions fondamentales » (Kuhn 1970, p. 6). Mais l’activité analytique n’est pas étrangère en soi à l’exploration d'énigmes à partir de modèles, de contraintes et de règles. Le caractère symbolique de la musique – à l’instar de tout objet d’étude en sciences humaines et sociales – implique toutefois une plus grande hétérogénéité des points de vue interprétatifs, qui affecte les théories et réclame une discussion critique des outils afin de satisfaire à l’exigence d’une démonstration scientifique transparente et intelligible (Weber 1904, p. 31).

La théorie musicale n’est pas seulement un discipline propédeutique pour les interprètes, les professeurs et les musicologues, elle renvoie aussi à un ensemble d’énoncés – anciens ou modernes, occidentaux ou orientaux – qui visent à décrire la musique dans ce qui est perçu de son essence et de ses manifestations. Compte tenu du fait que toute conceptualisation musicale dépend de prémisses qui se font l’écho d’environnements culturels, intellectuels, géographiques, historiques et linguistiques particuliers, l’enjeu ne consiste pas à faire converger ces énoncés, au risque de les niveler et de les vider de l’intérieur, mais à les articuler.

  • La théorie musicale est-elle un domaine pédagogique, une approche systématique et technique de la musique, ou est-elle un ensemble d’abstractions qui se situent dans un espace intellectuel et historique déterminé ?
  • Quelles sont les spécificités des discours théoriques individuels – intentions, publics, volume de la production, statut au sein d’un édifice de connaissances plus général, etc.  –  et quels sont les liens qui se tissent entre eux sur le plan de leur rapport à la musique, de leur histoire ou encore de leurs concepts ?
  • Quels sont les défis, enjeux et stratégies possibles dans la construction d’une théorie musicale globale et cosmopolite ?

L’analyse face aux traces, données et répertoires musicaux

Si la réflexion sur les musiques et leurs modes de transmission place souvent au premier plan une dichotomie entre écrit et oral, cette opposition doit être relativisée. Plutôt que des pôles antinomiques, l’oralité et l’écriture doivent être envisagés comme un continuum qui parcourt notamment les musiques conçues par écrit puis interprétées (musiques à deux phases), les musiques pré composées et enregistrées, les musiques non écrites puis transcrites et les musiques conçues au moment de la performance (musiques à une phase) (Goodman 1976, p. 113-114 ; Genette 1994, p. 23-24, 86-88). Sur cette question vient se greffer celle des problématiques et des méthodes analytiques selon les musiques et leurs modes de transmission, notamment à l’ère de l’informatique. La musicologie numérique a transformé l’accès aux sources musicales en mettant à disposition de vastes collections sonores (Archives sonores CNRS-Musée de l’HommeEuropeana Sounds, etc.) et écrites (The Josquin Research ProjectNeuma, etc.). Ces collections se caractérisent par des régimes sémiotiques fondamentalement différents. Alors que les données écrites comportent en elles des catégories (celles de la notation) qui permettent de considérer la musique hors temps mais contraignent l’analyse (Meeùs 2019), l'exploration des données sonores est affranchie de ces contraintes mais se heurte au défi d’une discrétisation du continuum sonore. Dans les deux cas, des choix adaptés doivent être faits sur les éléments à annoter et sur les concepts à utiliser.

  • Peut-on analyser des musiques jouées et enregistrées sans faire référence à leur face sonore ? À l’inverse, peut-on analyser de telles productions sans se référer à une représentation graphique, faisant office de transcription?
  • Peut-on définir des descripteurs musicologiques « de bas niveau », applicables à des données musicales hétérogènes et, si oui, quelle est la pertinence de ces descripteurs pour une étude de répertoires ou de pièces individuels ?
  • Quelles sont les stratégies possibles pour concilier des catégories « situées » (associées à des répertoires, des questionnements, des pratiques), et des catégories générales qui se prêtent à la comparaison des répertoires et au travail collaboratif ?

Format

Les propositions pour des communications de 20 minutes en anglais ou en français s'inscriront dans un ou plusieurs des champs thématiques esquissés. Le colloque se déroulera sur place, dans différents lieux à Paris. Dans des cas exceptionnels, les contributions pourront être diffusées en visioconférence (sans audience en ligne). La participation est gratuite.

Les propositions de communications sont à soumettre via SciencesConf (https://ema-2023.sciencesconf.org/submission/submit) et incluront les informations suivantes :

  • Nom et, le cas échéant, affiliation institutionnelle
  • Coordonnées
  • Résumé (300 mots au maximum)
  • 5 mots clés

La date limite de soumission est le 31 décembre 2022. Les propositions seront sélectionnées vers le 15 janvier 2023.

Références

  • Abou Mrad, Nidaa, Éléments de sémiotique modale: Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques, Hadath-Baabda/Paris, Les Éditions de l’Université Antonine/Geuthner, 2016. 
  • Adler, Guido, 1885, « Umfang, Methode und Ziel der Musikwissenschaft », Vierteljahrsschrift für Musikwissenschaft 1, p. 5-20.
  • Agawu, Kofi, « How We Got out of Analysis, and How to Get Back in Again », Music Analysis, 23/2-3 (2004), p. 267-286.
  • Delalande, François, La musique au-delà des notes, Rennes, PUR, 2019.
  • Genette, Gérard, L’Œuvre de l’art. 1, Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994.
  • Goodman, Nelson, Languages of Art, Indianapolis/Cambridge, Hackett, 1976.
  • Guillotel-Nothmann, Christophe, « Les signes musicaux et leur étude par l’informatique. Le statut épistémologique du numérique dans l’appréhension du sens et de la signification en musique », Revue musicale OICRM, 6/2 (2020), p. 45-72.
  • Kuhn, Thomas, « Logic of Discovery or Psychology of Research », Criticism and the Growth of Knowledge, Imre Lakatos et Alan Musgrave (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 1-24.
  • Labussière, Annie, « Geste et structure modale dans le chant traditionnel à voix nue », Musiques : une Encyclopédie pour le XXIe siècle, Jean-Jacques Nattiez (éd.), vol. 5, L’unité de la musique, Arles/[Paris], Actes Sud/Cité de la musique, 2007, p. 980-1024.
  • Meeùs, Nicolas,  Music Notation as Analysis, Communication au Symposium international Analysis and Theory of Music, Porto, 22 mars 2019.
  • Molino, Jean, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu, 17 (1975), p. 32-62.
  • Molino, Jean, « Afterthought 1990 », Music Analysis, 9/2 (1990), p. 151-153. Traduction française Jean Molino, Le singe musicien, Jean-Jacques Nattiez et Jonathan Goldman (éd.), Paris, Actes Sud, 2009, p. 115-118.
  • Nattiez, Jean-Jacques, Musicologie générale et sémiologie, Paris, Bourgois, 1987.
  • Nattiez, Jean-Jacques, « Unité de la musique… unité de la musicologie ? En guise de conclusion », Musiques : une Encyclopédie pour le XXIe siècle, Jean-Jacques Nattiez (éd.), vol. 5, L’unité de la musique, Arles/[Paris], Actes Sud/Cité de la musique, 2007, p. 1197-1211.
  • Nattiez, Jean-Jacques, « Musicologie historique, ethnomusicologie, analyse : Une musicologie générale est-elle possible ? », Itamar. Revista de investigación musical, Universitat de València, 1 (2008), p. 111-132. Version revue dans Musicae scientiae 14 (2010), p. 333-355.
  • Picard, François, « Pour une musicologie générale des traditions », Revue des traditions musicales des mondes arabe et méditerranéen, n° 1 « Musicologie générale des traditions », Baabda (Liban), Éditions de l’Université Antonine, 2007, p. 27-56.
  • Weber, Max, « Die “Objektivität” sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik 19 (1904) 1, p. 22-87.
  • Wright, Owen, Touraj Kiaras and Persian Classical Music : An Analytical Perspective, Londres/New York, Routledge (SOAS Studies in Music), 2016.
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